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Philippe DENIMAL ou le mérite...

mercredi 3 mars 2021, par synper

Aimé MABONDZO et Philippe DENIMAL

Lily la fourmi, la mascotte du SYNPER incarné pour la présente mission par Aimé MABONDZO, est allé interviewer Philippe Denimal sur la prime au mérite. Pour le SYNPER, la reconnaissance du travail passe nécessairement par une évaluation individuelle. L’absence de reconnaissance du mérite par une conséquence sur le salaire est une source de souffrance. Combien de fois n’avons nous pas entendu : "Je m’esquinte au travail, et ma collègue, qui ne fout rien, à le même salaire à la fin du mois. Je suis portée par les valeurs du service public et cela me motive, mais je me demande souvent si je ne suis pas stupide, tout simplement, de travailler comme ça ?"

Philippe DENIMAL, qu’est ce qui vous a amené à vous intéresser à la reconnaissance de la valeur professionnelle dans la rémunération ?

Le sociologue du travail que je suis a toujours été sensible à la question de la reconnaissance. Quant aux problématiques spécifiques de rémunération, cela vient essentiellement de mon mémoire réalisé sous la direction de Renaud Sainsaulieu à Sciences Po à la fin des années 80. Par la suite, j’ai eu l’occasion d’écrire plusieurs ouvrages sur ces questions et je suis devenu spécialiste presque sans le vouloir.

Quelle est, selon vous, la cause de l’absence de reconnaissance satisfaisante de la performance individuelle du fonctionnaire dans sa rémunération ? Est-ce que cette reconnaissance était perçue comme remettant en cause la neutralité du fonctionnaire qui ne devrait être porté que par la joie de défendre l’intérêt public ?

Le service public, le service du public, la « manière de servir », le « travail bien fait », tout cela a du sens pour les agents. Il faut se rappeler que c’est Maurice Thorez, vice-président du Conseil et ministre d’Etat en charge de la fonction publique, secrétaire général du PCF, qui élabore en 1946 le premier statut général des fonctionnaires (d’Etat) avec leurs « droits et devoirs ». Parmi les devoirs figure celui d’apporter toute sa contribution aux administrés. La « notation » et le « choix » permettent ainsi de reconnaître les qualités du fonctionnaire dans le cadre d’une évolution de carrière accélérée. Mais cette reconnaissance est délicate à mettre en œuvre de manière juste et équitable. Cela explique pour une large part les réticences et c’est peut-être encore plus vrai dans la fonction publique qui valorise un schéma égalitaire.

A l’exception du SYNPER, les organisations syndicales sont contre la rémunération au mérite. Elles y voient une compétition délétère entre les agents. Aussi soit elles s’opposent tout simplement à donner un effet à la reconnaissance individuelle des efforts faits, soit elles entendent les mutualiser au niveau du service et récompenser le bon fonctionnement de celui-ci. Pour le SYNPER, c’est le problème du collectivisme anonyme et froid qui démotive l’individu, freine sa créativité, entrave sa performance. Notre tradition libérale apporte un autre point de vue. Quel est votre regard sur ces thèmes ?

A l’occasion de la loi de 1946, il avait été affirmé : « Le fonctionnaire est enfin considéré comme un homme et non comme un rouage impersonnel de la machine administrative »… Mais on peut parfaitement comprendre l’hostilité syndicale lorsque les dispositifs d’évaluation individuelle ne sont pas assez transparents, clairs, un tant soit peu objectifs. Entendons-nous bien, l’objectivité pure et parfaite n’existe pas dans ce domaine puisqu’il s’agit d’une évaluation par une personne du travail d’une autre personne : deux humains avec leurs personnalités et leurs raisonnements singuliers qui doivent évaluer un travail dont une large part n’est pas mesurable mais qualitative. Dès lors que les outils et indicateurs mis en place sont pertinents, élaborés en concertation avec les organisations syndicales et acceptés par le corps social, les choses peuvent être différentes. Non seulement l’appréciation individuelle ne doit pas conduire à la compétition des salariés entre eux mais elle doit valoriser le collectif de travail et la qualité des coopérations. Ainsi, des objectifs collectifs peuvent aussi être fixés. Les objectifs individuels méritent de se combiner avec d’autres qui concernent toute l’équipe ou bien qui visent à encourager les comportements les plus coopératifs.

N’y a-t-il pas un regard sur la classe ouvrière qui pose problème ? Le RIFSEEP ne permet pas d’avoir une prime au mérite (CIA) aussi élevée (proportionnellement au salaire) pour un ouvrier que pour un haut cadre ? N’est-ce pas révélateur du fait que le travail ouvrier reste méprisé par rapport au travail du cadre ? L’ouvrier ne peut pas avoir le même mérite si l’on lit les textes... Qu’en pensez-vous ?

Les emplois peu qualifiés sont mal considérés, c’est une banalité que de l’évoquer, au-delà même de leur rémunération. Qui salue ou remercie l’agent de propreté au coin de la rue ? Qui passe en caisse au supermarché en téléphonant sans adresser ne serait-ce qu’un bonjour au caissier ou à la caissière ? Les débats nés de la crise sanitaire et relatifs aux emplois dits d’utilité sociale ont été intéressants et ont peut-être permis de changer de regard, de faire évoluer les perceptions. Mais du strict point de vue salarial, il n’est pas si simple d’introduire des ruptures en revalorisant les niveaux car ces salaires font partie d’un équilibre socio-économique global qui fonctionne, qu’on l’accepte ou qu’on le déplore. Il est néanmoins possible d’agir bien sûr mais dans la durée et en faisant évoluer la hiérarchie des emplois de manière progressive, en fonction d’éléments multiples ; les attentes des acteurs, les nouvelles formes d’acceptabilité sociale, les valorisations qui peuvent naître de mouvements sociaux ou d’impulsions gouvernementales… J’ai croisé il y a quelques années un DRH dans le secteur de la santé qui soutenait qu’il n’était pas possible de fixer des objectifs aux emplois les moins qualifiés – il avait les aides-soignant(e)s en tête – et qu’il valait mieux leur donner 0,5% d’augmentation tous les ans. Double erreur, double mépris !

Le RIFSEEP est assez décevante. La prime au mérite (part CIA) est somme toute assez modeste et attribuable de façon complexe. Que pensez-vous de ce dispositif ? Ne croyez-vous pas que, même si cela va dans le bon sens, nous sommes face à un outil peu efficace et finalement très bureaucratique ? Avez vous eu connaissance de l’analyse de l’IFRAP sur ce dispositif ? Quelle solution auriez vous pour accroître les ressources mise à disposition de cette prime ?

Le RIFSEEP a un grand mérite en comparaison à la PFR qui existait auparavant. Il distingue un peu mieux les éléments relevant du contenu du travail (l’indemnité principale, même si elle inclut les sujétions qui attirent sur le terrain des conditions d’exercice) et ceux relevant de la manière de travailler (le complément indemnitaire). Cette distinction est essentielle pour ne pas mélanger les genres et donner de la visibilité sur ce que l’on reconnaît, dans la fonction publique comme ailleurs. Le régime indemnitaire n’atteint certainement pas les objectifs souhaités en termes d’appréciation individuelle ou pour valoriser les efforts personnels mais elle pose des bases plutôt saines pour le futur. Affaire à suivre. On peut bien sûr regretter son caractère bureaucratique mais si l’on donne une marge de manœuvre plus grande au management, ne risque-t-on pas d’autres formes de dérives ? L’administration est-elle prête à s’engager dans cette voie ? L’encadrement lui-même est-il prêt, sensibilisé, formé pour faire face à ces enjeux complexes susceptibles de générer de sérieuses difficultés sociales ?

La Région Île-de-France, une collectivité de premier plan, a mis en place le RIFSEEP, mais n’ose pas mettre en place la CIA pour 80% de ces agents, c’est-à-dire les 8000 ouvriers de la collectivité ? Qu’auriez vous à leur dire pour les aider à mettre en place ce dispositif et le faire accepter par les agents ?

La règle pour faire en sorte que les salariés acceptent la manière dont ils sont évalués – rappelons que l’évaluation du travail est un droit de l’employeur – c’est d’élaborer les dispositifs et méthodes (indicateurs à retenir, techniques et principes de fixation des objectifs, modalités pratiques…) avec eux et avec les organisations syndicales. Tout le monde ne sera pas forcément d’accord sur tout mais c’est l’honneur d’un DRH ou d’un employeur que de mettre en débat ces questions sensibles ! C’est compliqué le dialogue social, c’est même pour ça que c’est passionnant.

Philippe Denimal, rémunération et reconnaissance du travail